Réflexion
sur la valorisation
des crypto-actifs
Par Lyès Kaci, Avocat
En attendant le rétablissement de l’ISF, la question de la valorisation/évaluation des crypto-actifs se pose principalement, pour les personnes physiques, dans le cadre des donations et successions.
À ce jour, aucune jurisprudence ni commentaire administratif spécifique n'a été émis, laissant les contribuables seuls face à leurs responsabilités lorsqu’ils estiment la valeur de leurs crypto-actifs.
Dans ce contexte, je propose d’entamer une réflexion sur la question de la valorisation des cryptos, en attendant que le guide de l’administration fiscale soit mis à jour.
Note : évaluateur est un métier à part entière, distinct de celui de l’avocat, des professionnels peuvent aider en cas de besoin.
1. Le principe général : l'évaluation à la valeur vénale au jour de la transmission
Les crypto-actifs (juridiquement des biens meubles incorporels) sont des biens dont la transmission à titre gratuit (succession/donation) est imposable (750ter du CGI).
En l'absence de dispositions spécifiques, les crypto-actifs doivent être évalués à leur valeur vénale réelle au jour du décès ou de la transmission (CGI, art. 758 : « Pour les transmissions à titre gratuit des biens meubles, autres que les valeurs mobilières cotées et les créances à terme, la valeur servant de base à l'impôt est déterminée par la déclaration détaillée et estimative des parties » - voir également article 666).
Il en résulte que les biens transmis sont évalués à leur valeur vénale au jour du fait générateur de l'impôt (BOI-ENR-DMTG-10-30).
La valeur vénale correspond généralement au prix auquel un bien pourrait être vendu dans des conditions normales de marché. Pour les crypto-actifs, cela implique généralement de se référer à leur cours de marché au jour de la transmission.
Nota : pour les transmissions sous condition suspensive, la valeur des biens est appréciée au jour de la réalisation de la condition (CGI, art. 676).
2. Une approche similaire aux titres cotés en bourse ?
Les crypto-actifs listés sur des exchanges centralisés (CEX) ou décentralisés (DEX), présentent des similitudes avec les titres cotés en bourse, étant négociés sur des plateformes de marché.
Une approche inspirée de l'évaluation des titres cotés pourrait s'avérer pertinente, notamment celle prévue par l'article 759 du CGI, qui permet pour les successions d'évaluer des valeurs mobilières soit en prenant le dernier cours connu au jour de la transmission, soit en utilisant la moyenne des 30 derniers cours.
Pour les crypto-actifs, deux options pourraient alors être envisagées :
- Option 1 : Utiliser le cours au jour de l'événement (succession ou donation).
- Option 2 : Calculer une moyenne des cours sur une période donnée (par exemple, 30 jours) pour lisser l’impact de la volatilité.
Cette approche, bien que logique, n’est pas encore formalisée dans le cadre légal français. Un excès de confiance dans l’application de ces principes pourrait entraîner des redressements fiscaux.
3. Décote pour volatilité : une décote exotique non prévue par la loi
Les cryptomonnaies sont souvent sujettes à une volatilité extrême, ce qui pose un problème pour la valorisation dans le cadre des donations et successions. Un exemple illustratif est l’effondrement de Terra (LUNA) en mai 2022, qui a vu des fortunes s’évaporer en quelques jours.
LUNA est passée de 118$ le 4 avril, à 63$ le 9 mai 2022, avant de terminer sous 0,1$ le 13 mai 2022 (-99,9 %).
Exemple :
- Donation d’1 000 000€ en cryptos LUNA en avril 2022.
- Valeur après l’effondrement quelques jours plus tard : 0 €.
- Droits de donation dus malgré l'effondrement : 212 961,95 € (cas d’une donation en ligne direct avec abattement de 100K€).
À l'heure actuelle, il n'existe aucun mécanisme permettant de corriger la base d'imposition après coup dans ce cas.
Bien que la décote pour volatilité semble tentante, elle serait très difficile à quantifier et, surtout, aucune disposition ne la permet.
Toute tentative non justifiée pourrait être sévèrement sanctionnée par l'administration fiscale.
4. Décote pour illiquidité
Certains crypto-actifs échangés sur des DEX ou peu populaires souffrent souvent d'une moindre liquidité que les principales cryptomonnaies (bitcoin en tête).
Cela peut par exemple compliquer leur vente sans impact important sur le prix.
Ce manque de liquidité pourrait dans certains cas justifier la pertinence d’une décote, similaire à celle appliquée aux titres non cotés, pour refléter le risque qu’un investisseur ne puisse se défaire de ses actifs à un prix favorable. Ce principe pourrait s’appliquer particulièrement aux tokens à faible capitalisation ou aux projets émergents.
Certaines cryptomonnaies ou tokens peuvent en outre être soumis à des restrictions spécifiques à la revente, telles que des périodes de lock-up pour des investisseurs de projets blockchain (ICO). Ces restrictions, qui peuvent limiter la libre négociation des actifs, pourraient également justifier la pertinence d’une décote pour illiquidité.
5. Décote de minorité
Tout comme pour les titres de société, la détention de crypto-actifs dans des portefeuilles où l’investisseur n’a pas de contrôle direct sur la gouvernance ou la gestion du projet pourrait justifier une décote pour bloc minoritaire.
Bien que cette situation soit moins évidente avec les cryptomonnaies que dans les entreprises, elle peut se manifester dans certains projets de gouvernance décentralisée (DAO) où les droits de vote sont attachés aux tokens. Un investisseur avec peu de tokens n’aura que peu d'influence sur les décisions stratégiques, ce qui pourrait affecter la valeur de son portefeuille.
6. Cas spécifique : détention de cryptomonnaies via une société
La détention de crypto-actifs par une société peut compliquer la valorisation et justifier l’application de décotes ou surcotes spécifiques sur les titres de la société en cause. Par exemple, si une société détient des cryptos lui conférant une participation majoritaire dans un projet blockchain, une surcote pourrait être envisagée, à l’instar de ce qui peut se faire pour les titres de sociétés cotées détenus par une holding (Cour de cassation, 2015). Cependant, cette approche n’a pas encore été adaptée aux crypto-actifs dans le cadre légal actuel.
7. Actifs numériques spécifiques : NFT, tokens non listés et stablecoins
Les NFT (tokens non fongibles) ou les tokens non listés présentent des défis spécifiques en matière de valorisation. En l'absence de cours de marché stable, leur évaluation repose souvent sur des méthodes subjectives, telles que l'utilisation de comparables ou d'expertises indépendantes. Il est crucial de bien documenter les méthodes utilisées pour justifier la valorisation, car l’administration fiscale pourrait contester ces évaluations.
Pour les stablecoins garantis (qui permettent au détenteur de solliciter auprès de l’émetteur le « remboursement » de leurs stablecoins en monnaie légale) il pourrait être plus simple d’appliquer les règles relatives à l’évaluation des créances, simplifiant ainsi leur valorisation.
Conclusion
La valorisation des crypto-actifs pour les donations et successions (et bientôt l’ISF ?) reste une zone d'incertitude, nécessitant une approche rigoureuse et prudente. Bien qu’il soit tentant de recourir à des décotes pour volatilité, illiquidité, ou d’autres spécificités propres aux cryptomonnaies, il est essentiel de justifier chaque ajustement par des analyses solides et bien documentées. Toute erreur ou approximation pourrait entraîner des redressements fiscaux significatifs.
En cas de doute, il est possible de solliciter un rescrit fiscal afin d’obtenir confirmation des autorités fiscales sur la méthode d’évaluation retenue.